Abstract
CONTEXTE: Au Canada, on utilise des interventions d’éloignement physique pour ralentir la propagation du SRAS-CoV-2 (coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère 2), mais on ignore au juste quelle en sera l’efficacité. Nous avons évalué comment différentes interventions non pharmacologiques pouvaient être utilisées pour maîtriser la pandémie de COVID-19 (maladie à coronavirus 2019) et alléger le fardeau qu’elle impose au système de santé.
MÉTHODES: Nous avons utilisé un modèle à compartiments structuré selon l’âge pour faire une analyse de la transmission de la COVID-19 dans la population de l’Ontario, au Canada. Nous avons comparé un scénario de référence, soit dépistage limité, isolement et quarantaine, à des scénarios incluant dépistage accru, mesures strictes d’éloignement physique, ou combinaison de dépistage accru et d’éloignement physique moins strict. Les interventions étaient appliquées soit pendant des durées fixes, soit selon un cycle dynamique en fonction de l’occupation projetée des lits dans les unités de soins intensifs (USI). Nous présentons les médianes et les intervalles de crédibilité tirés de 100 expériences répliquées par scénario sur un horizon temporel de 2 ans.
RÉSULTATS: Selon le scénario de référence, nous avons estimé que 56 % (intervalle de crédibilité de 95 %, 42 %–63 %) de la population ontarienne contractait l’infection pendant l’épidémie. Au moment du sommet épidémique, nous avons projeté 107 000 (intervalle de crédibilité de 95 %, 60 760–149 000) hospitalisations (soins standards) et 55 500 (intervalle de crédibilité de 95 %, 32 700–75 200) hospitalisations dans les USI. Pour les scénarios à durée fixe, selon les projections, toutes les interventions retardaient et réduisaient la hauteur du sommet épidémique par rapport au scénario de référence, et ce sont les mesures d’éloignement physique strict qui exerçaient le plus d’effet; de même, les interventions de durée plus longue étaient plus efficaces. Selon les projections, les interventions dynamiques réduisaient la proportion de la population atteinte à la fin de la période de 2 ans et pouvaient ramener le nombre médian de cas dans les USI en deçà des estimations actuelles de leur capacité en Ontario.
INTERPRÉTATION: Sans éloignement physique substantiel ou une combinaison d’éloignement physique modéré et de dépistage accru, nous projetons que les ressources des USI pourraient être insuffisantes. L’éloignement physique dynamique maintiendrait la capacité du système de santé en plus de donner un répit psychologique et économique périodique aux populations.
La pandémie de COVID-19 (maladie à coronavirus 2019) représente une urgence mondiale de santé publique sans précédent dans l’histoire récente. Depuis le rapport initial de l’Organisation mondiale de la santé il y a 2 mois qui décrivait l’épidémie de COVID-19 concentrée à Wuhan, en Chine1, le nombre de cas confirmés est brutalement passé de 282 à plus de 330 000, et 14 510 décès ont été signalés dans toutes les régions du monde2. Le premier cas importé de COVID-19 en Ontario, au Canada, a été rapporté le 25 janvier 2020, et la transmission communautaire a été documentée pour la première fois le 1er mars 2020, en Colombie-Britannique, au Canada3.
Cet agent pathogène représente un défi de taille pour la santé publique, la planification de la lutte à la pandémie et les systèmes de santé. Le coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère 2 (SRAS-CoV-2) est hautement transmissible4–7. Il provoque des symptômes cliniques de modérés à graves chez environ 20 % de tous les individus atteints diagnostiqués5,8,9. En l’absence d’un vaccin, la réponse de la santé publique s’est concentrée sur l’utilisation d’interventions non pharmacologiques10, qui incluent des mesures liées au scénario de référence, telles que dépistage, recherche des contacts, isolement des cas atteints et mise en quarantaine des cas exposés, et des mesures non liées au scénario de référence, telles que réduction de la probabilité de transmission par contact réel (lavage des mains et hygiène respiratoire) et éloignement physique, afin de réduire le taux de contacts dans la population. Les mesures d’éloignement physique réduisent les possibilités de transmission du virus d’une personne à l’autre. Elles incluent, ensemble ou séparément, la fermeture des écoles, le télétravail, l’annulation des activités et événements de groupes et une réduction généralisée des contacts dans la communauté. Même si on s’attend à ce que ces mesures réduisent efficacement la transmission du SRAS-CoV-2, elles ont un coût substantiel et perturbent la vie sociale.
Les modèles épidémiologiques peuvent fournir des pistes importantes aux gestionnaires de la santé publique en permettant l’examen de divers scénarios hypothétiques. Le Plan canadien de lutte contre la pandémie d’influenza pour le secteur de la santé, dont la structure guide la préparation et la réponse à la pandémie de COVID-19, détermine 2 principaux objectifs de lutte à la pandémie : réduire la morbidité grave et la mortalité, et prévenir les bouleversements sociaux11. L’objectif primordial d’une réponse à la pandémie est de trouver une combinaison d’interventions non pharmacologiques aptes à réduire le nombre d’hospitalisations (soins standards et soins intensifs) et de décès, tout en limitant la perturbation sociale. Il serait possible de limiter la perturbation sociale en abrégeant dans l’ensemble l’application des interventions qui visent à réduire la morbidité et la mortalité. L’un des défis de la réponse à la pandémie est que, dans une population qui est susceptible d’être atteinte de la maladie, même si, pendant leur application, les interventions non pharmacologiques en ralentissent la transmission, une fois levées (ou lorsque le respect des consignes se relâche), la transmission de l’agent pathogène connaît rapidement un rebond10,12. Dans le cas de la COVID-19, il pourrait être impossible de réduire simultanément la morbidité/mortalité et la perturbation sociale et économique.
C’est pourquoi nous avons utilisé un modèle dynamique de transmission de la COVID-19 pour explorer les répercussions potentielles des interventions non pharmacologiques, liées ou non au scénario de référence, sur la population de l’Ontario, au Canada. Notre analyse se concentre sur la définition de stratégies visant à maintenir le nombre de cas graves projeté (soins standards et soins intensifs) dans une fourchette qui ne surchargera pas le système de santé ontarien, en tenant compte de leur durée d’application.
Méthodes
Aperçu du modèle
Nous avons conçu un modèle à compartiments structuré selon l’âge qui décrit la transmission de la COVID-19 dans la province de l’Ontario, au Canada. Nous avons utilisé un cadre SEIR (susceptible, exposé, infectieux, rétabli) modifié par l’ajout de compartiments additionnels pour tenir compte des interventions de la santé publique, de l’intensité variable des symptômes cliniques et du risque d’hospitalisation. Un aperçu des compartiments du modèle et de leurs interactions est fourni à la figure 1; les équations et détails additionnels du modèle sont fournis à l’annexe 1, accessible (en anglais) ici : www.cmaj.ca/lookup/suppl/doi:10.1503/cmaj.200476/-/DC1. Le modèle a été échelonné sur une période de 2 ans, et nous avons présumé que les individus rétablis restaient immunisés contre une réinfection pendant la durée de l’épidémie. Les individus demeuraient infectieux jusqu’à leur rétablissement ou leur hospitalisation; nous n’avons pas modélisé la transmission dans les milieux de soins. Pour simplifier, nous avons présumé que tous les décès concernaient les cas de soins intensifs. Nous avons inclus les cas sous soins standards et sous soins intensifs pour estimer les besoins médicaux pour la période de l’épidémie. Le modèle a été élaboré avec le logiciel R13.
Paramètres du modèle
Le modèle a été stratifié par tranches d’âge de 5 ans à partir des estimations de population de 201914. Les contacts à l’intérieur et entre les tranches d’âge se fondent sur l’étude POLYMOD15, sur les données de contact spécifiques au Royaume-Uni. Le modèle a ensuite été stratifié par état de santé pour tenir compte de la vulnérabilité différentielle à l’infection sévère chez les individus ayant des problèmes de santé sous-jacents. Nous avons obtenu les estimations de comorbidités selon l’âge à partir de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC)16 pour l’Ontario et nous avons inclus les problèmes de santé suivants : hypertension, maladie cardiaque, asthme, AVC, diabète et cancer. Pour les groupes d’âge plus jeunes (< 12 ans), nous avons utilisé les estimations de Moran et coll17. Une des limites de l’ESCC pourrait être la sous-représentation d’individus appartenant à des populations socioéconomiquement défavorisées dans l’échantillon.
Les paramètres qui décrivent l’histoire naturelle et l’évolution clinique de l’infection proviennent d’études publiées (tableau 1, détails complets à l’annexe 1). La vitesse de propagation des épidémies dépend des taux de reproduction, soit le nombre d’infections secondaires causées par un premier cas infectieux. Avec une maladie pandémique contre laquelle personne n’est déjà immunisé, le taux de reproduction actuel correspond au taux de reproduction de base (R0)23. Pour saisir la variabilité de la transmission, particulièrement l’observation d’une surdispersion du taux de reproduction de base pour la COVID-19 due au fait que certains individus en sont des super-propagateurs, tandis que de nombreux autres la propagent beaucoup moins, nous avons ajouté la volatilité du taux de transmission24–26. Cela fait en sorte que chaque simulation donne un résultat différent en raison de la stochasticité (c.-à-d., variation aléatoire entre les simulations). Le modèle a été amorcé avec 750 cas prévalents (sur la base des 150 cas rapportés en Ontario le 19 mars 2020 et d’un taux présumé de signalement de 20 %) qui ont été distribués aléatoirement entre les compartiments infectieux.
Interventions
Selon l’hypothèse, le dépistage faisait passer les individus présentant des symptômes bénins du compartiment infectieux au compartiment en isolement. Et les cas en isolement transmettaient moins l’infection que les cas en absence d’isolement. Selon l’hypothèse toujours, l’éloignement physique réduisait le nombre de contacts quotidiens dans la population entière. Les détails des paramètres variant selon les différentes interventions sont présentés au tableau 2. Pour le scénario de référence, nous avons présumé un niveau de dépistage et d’isolement en place et la mise en quarantaine d’une proportion des cas exposés. Nous avons ensuite ajouté d’autres mesures de contrôle : (i) dépistage accru et recherche des contacts; (ii) mesures strictes d’éloignement physique; et (iii) combinaison de dépistage accru et de recherche des contacts, associée à un éloignement physique moins strict qu’au numéro (ii). Nous avons tenu compte de 2 approches pour la mise en place des interventions : (i) durées fixes et (ii) approche dynamique cyclique en fonction du nombre de cas de soins intensifs dans la population. Lorsque les interventions n’étaient pas appliquées, les valeurs pour l’éloignement physique, le dépistage accru et la recherche des contacts revenaient au niveau du scénario de référence. Nous nous sommes concentrés sur la capacité des USI, étant donné qu’il pouvait s’agir de la ressource la plus limitée durant l’épidémie de COVID-19. Avant l’émergence de la COVID-19, l’Ontario comptait environ 2000 lits d’USI (0,14 lit par 1000 habitants), mais 90 % étaient occupés par des individus indemnes de la COVID-19. À la mi-mars 2020, le gouvernement de l’Ontario avait libéré 300 lits d’USI additionnels avec respirateurs (pour un total de 500 lits inoccupés (0,034 par 1000 habitants). À cet égard, nous avons modélisé 200 cas de COVID-19 aux USI (pour tout l’Ontario [0,014 par 1000]) comme seuil pour appliquer l’intervention. Cette valeur a été établie en fonction d’une saturation à environ 40 % des lits disponibles, combinée à la reconnaissance du fait qu’il y a un écart entre les cas qui contractent l’infection et ceux qui nécessitent des soins intensifs, faisant en sorte que l’on pouvait s’attendre à ce que les besoins en USI augmentent rapidement une fois que les premiers cas de COVID-19 consultaient pour des soins.
Paramètres
Les paramètres clés du modèle incluaient les taux d’attaque épidémique (% de la population atteinte à la fin de la période de 2 ans), la prévalence des hospitalisations, le recours aux USI et les décès. À titre de comparaison, nous montrons la capacité maximale et actuelle des USI par 1000 habitants par rapport aux projections du modèle. Pour les scénarios d’interventions dynamiques, nous avons aussi calculé leur durée d’application pendant la période du modèle, soit 2 ans, comme mesure de leur intensité. Nous présentons les paramètres du modèle sous forme de médianes et d’intervalles de crédibilité de 100 expériences répliqués par intervention; les intervalles de crédibilité de 95 % représentent l’éventail des paramètres allant du 2,5e percentile au 97,5e percentile, pour toutes les expériences répliquées.
Approbation éthique
Étant donné que cette étude reposait sur l’utilisation de données agrégées accessibles au public, l’approbation d’un comité d’éthique de la recherche n’était pas nécessaire.
Résultats
Scénario de référence
Dans le scénario de référence du modèle, avec le dépistage limité, l’isolement et la mise en quarantaine, nous avons estimé que 56 % (intervalle de crédibilité de 95 %, 42 %–63 %) de la population ontarienne contractait l’infection au cours de l’épidémie, y compris les cas les plus bénins aux plus graves. Selon l’hypothèse, les taux d’attaque étaient les plus élevés chez les individus de 5 à 14 ans (77 %, intervalle de crédibilité de 95 %, 63 %–83 %) et de 15–49 ans (63 %, intervalle de crédibilité de 95 %, 48 %–71 %). Des taux d’attaque moindres étaient projetés chez les enfants de moins de 5 ans (50 %, intervalle de crédibilité de 95 %, 37 %–58 %), les adultes de 50 à 69 ans (47 %, intervalle de crédibilité de 95 %, 34 %–55 %) et de 70 ans et plus (30 %, intervalle de crédibilité de 95 %, 21 %–36 %). Un exemple de la trajectoire de l’éclosion dans les simulations du modèle est présenté à la figure 2. Au moment du sommet épidémique, en l’absence de toute contrainte au plan des ressources médicales (en supposant que tous les cas qui nécessitent des soins les reçoivent), nous avons projeté 107 000 (intervalle de crédibilité de 95 %, 60 760–149 000) cas hospitalisés (soins standards) et 55 500 (intervalle de crédibilité de 95 %, 32 700–75 200) cas dans les USI. La forte prévalence du recours aux USI fait écho à la durée moyenne des séjours dans les USI pour la COVID-19 dans d’autres pays.
Interventions à durée fixe
Selon les projections, toutes les interventions envisagées retardaient le sommet épidémique et réduisaient le nombre de cas nécessitant des soins intensifs au moment du sommet épidémique (figure 3). L’efficacité des interventions est proportionnelle à leur durée. Pour toutes les interventions, lorsque leur durée était de 6 mois ou moins, on ne percevait pas de différence appréciable quant au taux d’attaque final. Avec une durée de 12 et de 18 mois de mesures plus strictes, la proportion de la population atteinte était réduite à la fin de la période de 2 ans, et dans certaines simulations, la prévalence des cas nécessitant des soins intensifs diminuait en deçà de la capacité actuelle de l’Ontario pour toute la période ou une partie. L’effet le plus marqué a été observé avec l’éloignement physique plus strict. Selon les projections, les interventions combinées de dépistage accru et d’éloignement physique moins strict réduisaient substantiellement les taux d’attaque lorsqu’elles étaient appliquées pendant 18 mois, tandis qu’en moyenne, le dépistage accru en l’absence de mesures d’éloignement physique avait un effet plus modeste. On a observé une variabilité substantielle des projections du modèle due à sa stochasticité.
Interventions dynamiques cycliques
Nous avons aussi exploré les interventions dynamiques cycliques adaptées aux fluctuations de l’épidémie. Selon les projections, avec des durées d’éloignement physique potentiellement plus brèves qu’avec l’approche à durée fixe, les interventions dynamiques réduisaient efficacement la proportion de la population atteinte à la fin de la période de 2 ans (figure 4). Par exemple, appliqués de manière dynamique et cyclique, 13 mois d’éloignement physique réduisaient de 2 % le taux d’attaque global médian. Avec l’éloignement physique seul et les scénarios d’interventions combinées, nous avons observé des courbes épidémiques atypiques, le nombre de cas augmentant et diminuant en alternance au fil du temps. Dans ces scénarios, le nombre médian de cas dans les USI a diminué en deçà des estimations actuelles de la capacité des USI de l’Ontario.
Interprétation
La COVID-19 pose un défi inédit aux sociétés. Alors que la maladie grave, particulièrement chez les individus âgés, est suffisamment fréquente pour excéder la capacité des USI dans une société27, la maladie bénigne non reconnue (particulièrement chez les individus jeunes) contribue à sa transmission28, et des éclosions risquent de n’être identifiées que lors de superpropagations25, souvent dans des milieux comme les établissements de santé26. Par opposition au syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS)29, la fréquence élevée de cas bénins signifie que les stratégies uniquement axées sur le dépistage et l’isolement risquent d’être impuissantes à prévenir la propagation de l’épidémie et de surcharger notre système de santé26. C’est pourquoi malgré leurs coûts connexes, des interventions à l’échelle des populations ont été utilisées afin de prévenir l’effondrement des systèmes de santé30. Même si les événements survenus en Chine, à Singapour, à Hong Kong et ailleurs ont montré qu’il est possible de contenir l’épidémie de COVID-1930–33, son essaimage dans d’autres pays du monde aux systèmes de santé défaillants34, signifie que la COVID-19 continuera de ressurgir pendant un certain temps. Tandis que les mesures de confinement efficaces maintiennent un nombre important de personnes susceptibles d’être atteintes dans les populations, le risque de résurgence de l’épidémie persistera tant qu’un vaccin contre la COVID-19 n’aura pas été conçu et fabriqué à grande échelle, ou tant que d’importantes fractions de la population n’auront pas été atteintes, avec ce que cela suppose de décès ou d’immunisations5.
Les stratégies de contrôle de la COVID-19 doivent donc jongler avec des risques opposés : d’une part, risques de mortalité et d’effondrement du système de santé, et de l’autre, risques économiques, perturbations et conséquences pour la santé. Nous avons évalué ici des stratégies plausibles pour atténuer l’épidémie de COVID-19 en Ontario, au Canada. Nous nous sommes concentrés sur les ressources des USI pour 2 raisons : premièrement, parce que cet élément de la plupart des systèmes de santé représente une ressource limitée qui est sujette à saturation; et deuxièmement, parce qu’une telle saturation donne lieu à des augmentations soudaines des taux de létalité, car les individus atteints du syndrome de détresse respiratoire aigu décéderont rapidement faute d’accès à la ventilation mécanique. De manière générale, nous trouvons que l’éloignement physique prolongé est la stratégie à privilégier pour maintenir les ressources des USI, mais une durée fixe extrême d’éloignement physique est nécessaire pour empêcher l’épidémie de paralyser les USI. Cela dit, même sans réduire la taille de l’éclosion dans son ensemble, l’éloignement physique comporte l’avantage additionnel de retarder le sommet de l’épidémie, ce qui donne du temps pour développer la capacité des systèmes de santé et trouver des traitements et des vaccins. Les sociétés restent toutefois vulnérables aux résurgences dans la mesure où une fraction critique de la population reste vulnérable à la maladie (on évalue cette fraction à environ 1/R0). Il faudra procéder à des études séroépidémiologiques pour suivre l’évolution de la vulnérabilité avec le temps. Et de telles études n’ont pas encore été réalisées au Canada.
Par opposition à l’éloignement physique à durée fixe, nous trouvons qu’à partir d’un seuil donné, l’éloignement physique dynamique cyclique adaptée aux besoins et basée sur la capacité des USI représente une stratégie de contrôle plus efficace et peut-être plus acceptable. L’éloignement physique peut être relâché, puis réinstauré quand, inévitablement, son relâchement entraîne une résurgence de la maladie dans la population. Elle permet effectivement de maintenir la capacité des USI et réduit considérablement les taux d’attaque dans leur ensemble, tout en abrégeant la durée totale de l’éloignement physique, comparativement à une stratégie à durée fixe d’efficacité comparable. Cela peut sembler contre-intuitif, mais selon une piste intéressante fournie par notre modèle, les interventions dynamiques peuvent être réactivées et se révéler très efficaces lorsque les éclosions qui ressurgissent sont encore de faible ampleur.
En outre, l’éloignement physique dynamique pourrait permettre aux populations et à l’économie de « respirer » par intervalles, ce qui rend cette stratégie plus viable. Nous avons aussi constaté que dans le scénario dynamique, une approche d’éloignement physique moins strict combinée à un dépistage accru, à l’isolement et à la mise en quarantaine pourrait avoir un effet similaire à celui de l’éloignement physique plus strict utilisé seul. Il est plausible qu’avec l’augmentation de la capacité de dépistage, une approche combinée reposant moins sur l’éloignement physique permettra d’arriver à un juste équilibre entre maîtrise de la maladie et degré de perturbation sociale36.
Un étalonnage en fonction des données réelles d’éloignement physique est possible37 et c’est un domaine pour la recherche future. Toutefois, de manière générale, des mesures d’éloignement physique moins strictes pourraient reposer sur le libre arbitre et l’autorisation de petits rassemblements, tandis que les interventions plus strictes impliqueraient le « confinement » des personnes en isolement à la maison et s’exposant à des sanctions d’ordre juridique si elles sortent sans raison valable38. Éventuellement, ce type d’interventions visant à contrôler la maladie doit être combiné à des systèmes de surveillance accrue, qui permettent d’apporter les ajustements requis en fonction des données observées.
Limites de l’étude
Au moment d’écrire ces lignes, étant donné les limites bien documentées de la capacité de dépistage en Ontario39 et le manque de données sur l’occupation des lits d’USI par les patients atteints de la COVID-19, il était difficile de savoir où on se situe sur la courbe épidémique actuellement. Les défis relatifs à l’étendue et à la vitesse du dépistage39 font du nombre de cas un paramètre plus ou moins fiable de l’activité sous-jacente de la maladie. Il a été difficile d’obtenir les indispensables données de la province sur l’occupation des USI, quoiqu’elles aient récemment été publiées dans des rapports d’enquête40. Fait à noter, cette version de notre modèle n’inclut pas les cycles de transmission dans les hôpitaux. Les cas de transmission dans les établissements de santé ont le potentiel de réduire rapidement et considérablement la capacité des USI, car des infirmières, des médecins et des inhalothérapeutes de métier pourraient contracter le virus et devoir se retirer; les USI seraient alors vite surchargées de nouveaux patients (travailleurs de la santé contaminés et patients admis pour d’autres raisons ayant contracté la COVID-19 à l’hôpital).
Dans tout modèle, il faut équilibrer pragmatisme et réalité. Ici, nous n’avons pas tenté de modéliser les mesures d’éloignement physique de façon hautement réaliste, mais plutôt de manière générique, dans le but de réduire la fréquence des contacts. Notre compréhension de l’histoire naturelle de l’infection au SRAS-CoV-2 continue d’évoluer et son mode précis de transmission aux stades présymptomatique et sous-clinique demeure incertain. Face à l’incapacité de dénombrer les cas avec certitude, notamment en raison des cas asymptomatiques ou bénins, l’éloignement physique revêt plus d’importance comme mesure de contrôle.
Nous ne formulons aucune suggestion politique précise sur la façon d’atteindre les réductions associées à l’éloignement physique modélisées ici, et nous ne considérons pas ce modèle comme une simulation réaliste de la situation actuelle en Ontario. À cet égard, il est préférable d’interpréter notre modèle sur une base qualitative, plutôt que quantitative.
Le modèle ne tient pas compte des saisons; il est possible que la transmission diminue pendant l’été41 et s’accompagne d’une baisse de cas puis, qu’elle ressurgisse au retour de la saison froide. Même si les limites inhérentes à notre modèle sont une source d’incertitude, de dernier fournit aux décideurs et aux gestionnaires des pistes qualitatives quant au rôle de l’éloignement physique, quant aux durées relativement longues des interventions requises pour contrôler la courbe épidémique et quant à l’utilisation potentielle d’interventions cycliques afin de les aider à établir les meilleures approches pour contrôler l’épidémie au cours des mois à venir, en tenant compte des données empiriques générées par d’autres pays, ailleurs dans le monde.
En terminant, nous n’avons pas modélisé le fait que les augmentations abruptes de décès découlant de l’incapacité des USI à admettre d’autres patients entraîneraient une baisse de la demande de ces lits. Notre objectif ici est d’éclairer les politiques pour éviter une telle issue dans la mesure du possible.
Conclusion
Nous avons modélisé les contours plausibles de l’épidémie de COVID-19 en Ontario, au Canada en nous concentrant sur la préservation des ressources des USI. En l’absence d’éloignement physique substantiel ou d’une combinaison d’éloignement physique modérée, de dépistage accru et d’isolement, nous projetons que les ressources des USI seraient rapidement submergées; cette conclusion concorde avec d’autres modélisations12 et avec la situation actuelle en Italie et en Espagne. Sur une note plus positive, nous projetons que l’éloignement physique dynamique, qui s’adapte aux fluctuations de l’occupation des USI, pourrait préserver la capacité du système de santé, en plus de donner un répit psychologique et économique périodique aux populations.
Remerciements
Les auteurs remercient Gabrielle Brankston, Shannon French, Tanya Rossi et Matthew Van Camp du Département de médecine des populations, Université de Guelph, pour leur aide à la compilation des données démographiques et des maladies chroniques. Les auteurs sont reconnaissants de l’aide et des commentaires reçus de Nelson Lee (Université de l’Alberta), Allison McGeer (Hôpital du Mont-Sinaï), Janine McCready (Hôpital Michael Garron, Toronto), Dick Zoutman (Réseau hospitalier de Scarborough), Jacqueline Willmore (Santé publique, Ottawa), Lydia Cheng (Santé publique, Peel), Monali Varia (Santé publique, Peel), Kristen Wheeler (Santé publique, Halton), Herveen Sachdeva (Santé publique, Toronto), Michael Finkelstein (Santé publique, Toronto), Monir Taha (Santé publique, Ottawa), Vera Etches (Santé publique, Ottawa), Isaac Bogoch (Réseau universitaire de santé), Chris Kandel (Réseau universitaire de santé et Hôpital Michael Garron), Jeff Powis (Hôpital Michael Garron) et Bart Harvey (Santé publique, Hamilton) pour la préparation des scénarios d’interventions plausibles testés dans cette analyse.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.200476; voir l’éditorial connexe (en anglais et français) ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.200606
Intérêts concurrents: Amy Greer reçoit un financement du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, des Instituts de recherche en santé du Canada et du Programme des chaires de recherche du Canada. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Collaborateurs: Tous les auteurs ont contribué à la conception et à l’élaboration du travail, à l’acquisition, à l’analyse et à l’interprétation des données, ainsi qu’à la rédaction de l’ébauche et à sa révision critique. Tous les auteurs ont donné leur approbation finale pour la version soumise pour publication et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
Financement: La recherche a bénéficié de l’appui d’une subvention des IRSC (Financement canadien pour une intervention de recherche rapide contre la COVID-19 OV4-170360) versée à David Fisman.
Partage des données: Toutes les données utilisées pour l’établissement des paramètres de ce modèle se trouvent dans le domaine public et sont accessibles par le biais des références citées dans le manuscrit et l’annexe technique. Le code du modèle n’est pas disponible actuellement, mais le sera au cours des prochaines semaines, lorsqu’il aura été adéquatement annoté et nettoyé. Dans l’intervalle, les personnes qui souhaitent accéder au code du modèle doivent communiquer directement avec David Fisman (david.fisman{at}utoronto.ca).
- Accepted April 2, 2020.