Il a toujours eu du mal à être. Ce sont ses yeux bleus, son élégance d’acteur, son assurance de cardiologue renommé qui donnaient l’illusion de la confiance. Alors que lui se sent autre, il se dit imposteur car dans son coeur, nulle trace de ce que la société lui reflète: aucune épithète ne calme celui qu’on prend pour un génie, serrant la main des grands de ce monde alors que lui au dedans se sent tout petit.
Un gouffre s’installe entre ce que les autres reconnaissent chez lui et la perception qu’il a de lui-même. Son être en grand écart cherche sans cesse à maintenir un équilibre: trouver un pont entre les deux bords de Soi, un pont solide qui résiste aux tempêtes. Le mal être s’amplifie les jours de grandes émotions et se calme dans l’action. Pour cela, il travaille fort jusqu’à s’épuiser, évitant les temps de repos qui laissent resurgir les débats intérieurs. La fébrilité de son esprit tend son corps vers le besoin de prendre un sédatif ou un euphorisant selon les moments, juste quelque chose qui diminue en lui cette scission existentielle qu’il commence à identifier sans pouvoir la nommer. Il choisit l’alcool parce que c’est facile, il aurait pu aussi choisir les drogues illégales. Au début, la tension de son élastique intérieur s’amenuise et lui donne l’illusion d’un sentiment de sécurité qu’il apprécie d’autant plus qu’il est rarement bien seul avec lui-même.
De verre en verre, il aborde les rives de la tolérance où les doses sont augmentées d’office puis les contrées infernales de la dépendance. Il navigue de nombreuses années sur des îles de désintoxication, havres de repos et d’abstinence, paradis sans émotion ni surprise mais si éloignées de la vie réelle qu’il finit toujours par échouer dans les ports de la rechute. Sa souffrance se mêle à l’impuissance de ne pouvoir briser ce cercle vicieux même sur les récifs de la médecine. Il perd en route famille et amis qui se trouvent démunis devant ce marin aux yeux bleus et au coeur douloureux. Il perd beaucoup mais ne perd jamais l’espoir car il sait au fond de lui que l’alcool est le moyen de calmer l’imposteur en lui et non la cause de son mal être comme le prétendent les grandes sommités de l’alcoologie.
Pour développer son hypothèse, dire que l’addiction n’est pas un trouble de la volonté mais une maladie de l’anxiété, il est obligé d’avouer sa fragilité au monde scientifique. Se montrer vulnérable est une étape initiale difficile pour qui vit sans cesse dans l’hyper-vigilance et la performance. Il est le premier médecin à afficher publiquement son alcoolisme et à dénoncer l’imposture des résultats dans le traitement de l’addiction. Sa recherche pointe le problème du « craving », ce besoin impérieux de prendre un produit au-delà de toute raison, de toute sensation pour apaiser la douleur de l’âme. Sa quête remue les milieux scientifiques, ouvrant des portes pour ceux qui souffrent de dépendance. Ainsi l’addiction n’existerait pas sans dysphorie sousjacente, sans ce malaise intérieur que la neurobiologie cherche à nommer, via les émotions ressenties, via un neuro médiateur déficient responsable de ce manque trop grand. Tout est lié, notre corps révèle un présent conditionné par son environnement et par son hérédité biographique.
En racontant sa propre quête de liberté intérieure, le médecin aux yeux bleus décédé en 2013 a forcé le milieu médical à changer le regard porté sur l’addiction. Il laisse une trace et une histoire qui touchent autant les patients que les médecins, car elle rappelle que le fil de la vérité scientifique est aussi tissé de souffrance et de persévérance.
Footnotes
Cet article a été revu par les pairs.
Cette histoire est inspirée par la quête du Olivier Ameisen, auteur du livre Le dernier verre, Éditions Denoël, 2008