La modélisation initiale relative à la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19) a nécessairement pris pour acquis une certaine homogénéité des risques d’infection et de l’issue de la maladie pour l’ensemble de la population.
L’épidémie de COVID-19 au Canada est marquée par l’hétérogénéité des risques d’infection et de propagation et du degré d’atteinte selon les populations, les milieux et le temps.
L’intégration des données sur l’hétérogénéité pour nuancer les stratégies afin qu’elles soient spécifiques aux populations et aux milieux n’est pas quelque chose de nouveau et demandera plus d’efforts que les stratégies universelles; elle ne viendra pas sans coûts, mais représente un pas en avant pour une plus grande justice sociale et répond à ceux qui aspirent à une plus grande équité au sein des systèmes de santé canadiens.
La réponse initiale du Canada à la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19) a principalement reposé sur des stratégies universelles telles que le confinement et l’isolement des personnes infectées par le coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère 2 (SRAS-CoV-2) ou y ayant été exposées, et l’accroissement du dépistage. Les prédictions initiales et les mesures mises de l’avant reposaient sur l’hypothèse implicite d’une certaine homogénéité du risque tirée de modèles mathématiques et motivée par la nécessité d’intervenir rapidement à partir de données lacunaires et dans un court délai, des conditions peu propices à l’étude de stratégies plus nuancées. Or, tout comme les infections respiratoires ou transmises sexuellement qui l’ont précédée, la COVID-19 est venue souligner à grands traits les disparités et les injustices qui persistent au Canada et qui se caractérisent par une hétérogénéité des risques d’acquisition et de propagation et du degré d’atteinte selon les populations, les milieux et le temps. Tandis que les systèmes de santé publique se préparent à affronter de futures vagues de COVID-19, une approche sophistiquée reposant sur des données qui tiennent compte de l’hétérogénéité locale permettrait la mise en place de réponses mieux adaptées et plus équitables partout au Canada.
Les modèles mathématiques ont guidé jusqu’ici la réponse de la santé publique à la COVID-19 et continueront de le faire. Compte tenu du manque de données spécifiques sur la maladie, les modèles initiaux ont utilisé des prévisions et des structures mécanistes simples pour simuler des scénarios, du plus pessimiste au plus optimiste, à partir des données provenant d’épicentres un peu partout dans le monde1–3 (annexe 1, disponible en anglais au www.cmaj.ca/lookup/suppl/doi:10.1503/cmaj.201112/-/DC1). Ensuite, on a utilisé des modèles qui calibraient les tendances régionales en termes de nombres de cas, d’hospitalisations et de décès4; or, la plupart de ces études régionales reposaient sur la prémisse d’une homogénéité des risques au-delà de l’âge (annexe 1). Les premiers modèles ont fourni des pistes fondamentales, par exemple sur la rapidité de la propagation de l’infection et la nécessité d’appliquer rapidement des interventions génériques pour enrayer la transmission initiale1–3. Or, certains facteurs qui influent sur les modes de transmission, notamment le statut socioéconomique et la forte densité de certains milieux de vie, comme les établissements de soins de longue durée et les refuges, n’ont pas été pris en compte.
Il n’y a donc pas une seule épidémie de COVID-19 au Canada, mais bien plusieurs microépidémies, comme on peut l’observer avec d’autres agents pathogènes. Les risques d’acquisition et de propagation, les symptômes cliniques et la gravité de la maladie sont hétérogènes, tout comme l’accès aux stratégies universelles de confinement, de dépistage et d’isolement et leur application. Même si les données canadiennes restent limitées5, les résultats provenant d’autres régions du monde confirment l’hétérogénéité de plusieurs dimensions de la pandémie6. Initialement, les communautés peuvent présenter des risques différents en raison de la diversité des facteurs propres aux individus, aux milieux et aux régions7. L’âge, le sexe, les comorbidités, le statut d’emploi, l’origine autochtone et l’appartenance à certaines ethnies, les obstacles structurels à l’accès aux soins de santé, y compris le racisme et l’itinérance, influent sur le risque et l’issue de la maladie. Le risque dépend aussi du type de milieu de vie. En effet, le risque peut être accru dans les foyers multigénérationnels, les centres d’hébergement collectif et les milieux responsables de prodiguer des services essentiels et dont les pratiques en matière d’éloignement sanitaire et de prévention et de contrôle des infections laissent à désirer. Les caractéristiques propres aux quartiers comme la densité de population et la dépendance aux transports en commun ont également une influence. Les interventions à l’échelle des populations peuvent avoir des conséquences négatives. L’application de stratégies universelles de confinement, de dépistage et d’isolement est associée à un effet négatif direct sur la santé parce qu’elle bouleverse la prestation habituelle des soins de santé, en plus d’avoir des répercussions négatives indirectes sur la santé, tant mentale que physique, découlant de difficultés financières ou de la perte d’avantages sociaux fournis par l’employeur. Selon les données émergentes, ces choix viennent exacerber les inégalités associées à la COVID-19 parce qu’elles affectent de manière disproportionnée les personnes exposées à un risque plus élevé d’infection, de propagation et de gravité de la maladie5–7.
La prise en compte des données d’hétérogénéité permettrait une réponse plus spécifique et mieux adaptée, qui reposerait sur la priorisation, la modélisation et l’adaptation des interventions aux populations ou aux établissements afin de prévenir autant que possible les infections, les hospitalisations et les décès. Caractériser l’hétérogénéité locale permettrait de prévoir avec plus de précision l’augmentation des besoins en lits de soins intensifs dans les hôpitaux régionaux et d’optimiser la réouverture des services médicaux et sociaux à divers stades de l’épidémie. De plus, on pourrait estimer le bien-fondé d’une protection propre à une communauté ou de l’immunité collective pour maîtriser une éclosion en déterminant à l’échelle locale la distribution des facteurs associés à la gravité et à la mortalité, et leurs interactions avec les caractéristiques propices à la propagation, avant de choisir les interventions8. Nous avons encore beaucoup à apprendre au sujet de l’immunité individuelle8. Toutefois, même en supposant une immunité individuelle durable, on s’attend à ce que le niveau de protection immunitaire requis pour maîtriser les éclosions varie d’une communauté à l’autre, par exemple entre les communautés qui comptent surtout des individus âgés ou jeunes, ou entre les établissements de soins de longue durée et les refuges. Une analyse minutieuse de l’effet des interventions appliquées à ce jour sur la réduction de la transmission communautaire spécifique permettrait d’identifier lesquelles méritent d’être généralisées, lesquelles sont à éviter ou à cesser, et ce qui pourrait fonctionner le mieux pour les futures vagues de COVID-19 ou pour les communautés qui n’ont pas encore été touchées par la pandémie.
Comprendre l’hétérogénéité pour orienter la lutte contre des maladies infectieuses n’est pas quelque chose de nouveau. C’est ce sur quoi repose la réponse au VIH, qui se résume comme suit : « connaissance de l’épidémie locale pour une réponse locale »10; cela permet d’évaluer rapidement l’épidémie à l’échelle locale et d’ajuster les interventions en fonction des vulnérabilités (transmission parentérale c. sexuelle sans condom dans le contexte des pratiques homosexuelles chez les hommes, travail du sexe, etc.) et des points chauds, qui donnent lieu à des risques disproportionnés et à une transmission soutenue. Dans la pratique, ce cadre est plus difficile à déployer que l’approche universelle. Utiliser une approche similaire pour la COVID-19 signifierait une mise en évidence plus rigoureuse des réseaux et des milieux les plus à risque et une recherche d’explications, et l’harmonisation d’une séquence d’interventions visant à atténuer les conditions propices à la propagation ou, au pire, contrôler rapidement les microépidémies. Mais ce genre de réponse spécifique est complexe et dérange, car elle s’oppose à l’idée d’un message de santé publique uniforme et universel; elle demande plutôt plusieurs messages nuancés adaptés aux communautés et aux milieux11.
Les approches universelles, du haut vers le bas, peuvent être justifiées et souvent exigées par la loi (www.policingthepandemic.ca), mais l’adaptation à l’hétérogénéité requiert une optimisation des systèmes de données, un accès rapide à des données granulaires utilisables concrètement, des stratégies créatives et contextualisées pour éliminer les inégalités sous-jacentes, et le financement des services et des interventions pour veiller à la sécurité des plus vulnérables. Les systèmes de données granulaires incluent l’interopérabilité et l’intégration entre les divers niveaux, types et sites de surveillance (p. ex., laboratoire, liste sommaire de la santé publique, suivi des événements dans les grappes de transmission et statistiques de l’état civil) par des indicateurs normalisés qui permettent de dégager rapidement les strates particulièrement touchées (p. ex., les sans-abris), comme le résume l’Organisation mondiale de la Santé dans une récente publication12. Une normalisation ou une harmonisation de la surveillance, conforme aux directives mondiales concernant la collecte des données sur l’épidémie de VIH13, permettrait aussi des évaluations rigoureuses visant à expliquer comment et pourquoi les microépidémies évoluent. Entre autres exemples de stratégies spécifiques à certains contextes, mentionnons les interventions en matière d’hébergement pour les personnes en situation précaire, l’amélioration des mandats de prévention et de contrôle des infections dans les milieux d’hébergement collectifs, la meilleure protection du personnel et de leurs réseaux, et l’élimination des obstacles plus généraux qui nuisent à l’accès aux soins de santé pour le personnel des milieux d’hébergement collectif.
D’ici à ce qu’un éventuel vaccin soit largement accessible, les provinces et territoires canadiens connaîtront probablement d’autres vagues de COVID-19, dont l’intensité est actuellement imprévisible. Nous avons la possibilité de mettre à profit des cadres établis pour répondre à des besoins spécifiques en matière de prévention, et d’investir considérablement dans des stratégies pour lutter contre les inégalités en santé et mieux servir les personnes âgées, les personnes en situation d’itinérance et les personnes défavorisées. Intégrer des données sur l’hétérogénéité dans notre réponse à la COVID-19 ne sera pas facile et ne se fera pas sans coûts, mais cela représente un pas en avant pour une plus grande justice sociale et répond à ceux qui aspirent à une plus grande équité au sein des systèmes de santé canadiens.
Remerciements
Les auteurs remercient Adeeba Kamarulzaman et Sharon Straus pour leurs commentaires utiles et leur évaluation critique.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.201112
Intérêts concurrents: Aucun déclaré.
Cet article n’a pas été révisé par des pairs.
Collaborateurs: Sharmistha Mishra et Stefan Baral ont conceptualisé et rédigé la première version du manuscrit, avec les commentaires, révisions et corrections critiques de Jeffrey Kwong et Adrienne Chan. Tous les auteurs ont participé à la revue de la littérature et à la synthèse des données. Tous les auteurs ont donné leur approbation définitive à la version soumise pour publication et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.